Par transfert culturel on entend une orientation méthodologique de la recherche en sciences humaines visant à mettre en évidence les imbrications et les métissages entre les espaces nationaux ou plus généralement les espaces culturels, une tentative de comprendre par quels mécanismes les formes identitaires peuvent se nourrir d’importations.
Peu d’historiens de la culture se sentent aujourd’hui satisfaits du cadre national de leur discipline et ils tentent un élargissement qui peut prendre des formes différentes et obéit à diverses perspectives théoriques. Il est sûr que la conjoncture de la globalisation joue un rôle, car les sciences humaines se développent sous l’égide et l’impulsion d’attentes sociales non directement formulées. Le début est venu du comparatisme qui part de l’idée que des produits culturels nationaux peuvent être comparés, c’est-à-dire confrontés avec des objets extérieurs. C’est la base du comparatisme en histoire littéraire et culturelle. La fonction de la comparaison peut d’autant moins être sous-estimée qu’elle constitue une sorte de préalable pragmatique à toute extension du champ de perception. Mais on a depuis longtemps reproché aux parallélismes établis par la démarche comparative ou à l’énumération des traitements nationaux de tel ou tel motif archétypal de présupposer un observateur neutre qui ne saurait exister, de séparer les éléments comparés de la dynamique de leur genèse propre et de les analyser comme des donnés invariants. La validité sémantique des concepts employés pour définir les objets à comparer n’est elle-même guère remise en cause bien que ces définitions ne soient nullement neutres et qu’elles reflètent plus particulièrement l’horizon d’attente de l’un des deux domaines mis chaque fois en parallèle.
Si l’on souhaite élargir le cadre national de l’histoire culturelle, la représentation de l’influence ou du rayonnement est aussi problématique, dans la mesure où le terme lui-même conserve une dimension magique et met entre parenthèses la question de la médiation. La recherche sur les transferts, partie de l’espace franco-allemand et prioritairement ancrée dans les études germaniques, s’est efforcée d’examiner de nouvelles possibilités de dépasser le cadre national de l’histoire culturelle en étudiant de façon quasi micrologique le processus de translation d’un objet de son contexte d’émergence dans un nouveau contexte de réception. Cet examen oblige à mettre en valeur le rôle des diverses instances de médiation (voyageurs, traducteurs, libraires, éditeurs, bibliothécaires, collectionneurs etc.) ainsi que l’incontournable transformation sémantique liée à l’importation. On observera en particulier la transformation qu’une importation culturelle apporte au contexte de réception et inversement l’effet positif de ce contexte de réception sur le nouveau sens acquis par l’objet. Il s’agit de combiner une approche sociologique et une approche herméneutique.
Une traduction n’a pas moins de légitimité ou d’originalité que son modèle. Les traductions devraient faire partie des histoires littéraires des pays qui les accueillent Cette idée, qui à la suite du philosophe Herder aurait pu être partagée par les traducteurs parmi les écrivains de la période romantique allemande, est un des présupposés de base de la recherche sur les transferts culturels qui considère les transformations sémantiques liées à une translation non comme une déperdition mais comme une construction nouvelle. Une conséquence est notamment la nouvelle évaluation du rôle joué par la série des classiques étrangers caractéristiques de chaque littérature nationale. Chaque langue littéraire se définit un panthéon étranger qui ne correspond nullement au Panthéon des auteurs retenus dans le pays d’origine.
La question des transformations sémantiques liées au transfert se prolonge dans celle d’un emploi de termes qui, dans plusieurs langues, ont la même tonalité, peuvent être considérés comme des équivalents mais ont une signification différente dans les différents contextes. C’est vrai pour l’ensemble du vocabulaire des sciences humaines et sociales. La recherche sur les transferts culturels est donc déterminée par la conscience de ce que les concepts utilisés par les sciences humaines et sociales dans les différents pays européens empêchent la communication tant que leur valeur spécifique n’est pas arrêtée par un examen relevant de l’histoire des concepts, liée à l’histoire des disciplines elles-mêmes. La nécessité d’un tel examen est encore plus patente lorsqu’il s’agit d’aborder les relations entre Europe et Asie Orientale. L’histoire des concepts, la « Begriffsgeschichte » développée par l’historien allemand Reinhart Koselleck, est donc d’un intérêt central, à la réserve près que cette histoire doit être transnationale.
Le contexte de départ d’un transfert peut être certes défini en termes nationaux, mais aussi dans des catégories religieuses, dynastiques, ethniques, linguistiques ou même professionnelles. Au XVIe siècle ou au Moyen âge les points de vue religieux ou dynastiques sont beaucoup plus significatifs en Europe occidentale que les points de vue nationaux. Il est vrai que les sciences humaines n’ont été fondées qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle, c’est-à-dire parallèlement à la naissance des nations européennes. C’est pourquoi, d’un point de vue très pragmatique, les déterminations nationales des sciences humaines restent plus lourdes que les déterminations religieuses ou les arrière-plans ethniques. De quelque manière que soit défini le contexte de réception ou de départ, on se doit de les considérer durant le processus de transfert comme des unités stables entre lesquelles se déploie la dynamique du transfert. Naturellement la recherche sur les transferts culturels s’efforçant de montrer que le contexte de réception atteint, grâce à l’importation, une certaine hybridité, ne néglige pas l’idée selon laquelle le contexte de départ comme celui de réception sont, avant même le transfert, des formes hybrides. La recherche sur les métissages nationaux a depuis longtemps dépassé l’idée selon laquelle il y aurait d’abord eu des substances purement ethniques ou nationales auxquelles aurait succédé le métissage. Toute constellation nationale résulte d’hybridations passées. D’un autre côté, il est presque impossible d’aborder cette succession de rencontres culturelles sans dégager des moments stables et les considérer comme des constellations relativement cohérentes.
Une question souvent débattue est celle du sujet observateur dans un transfert. Tout travail de sciences humaines ou sociales est confronté à cette question de la perspective que nous avons décrite en relation avec le comparatisme comme un obstacle central. Même dans l’histoire nationale le point de vue de l’historien marque le récit et doit donc être analysé. Dans chaque historiographie transnationale le problème gagne encore en acuité. Le chercheur peut chaque fois être soupçonné de projeter le système de catégories dans lequel il a été socialisé scientifiquement de telle façon que la pertinence de ses résultats apparaisse suspecte. On ne pourrait au fond analyser que sa propre hybridité, c’est-à-dire les processus de transfert d’où résulte l’identité culturelle provisoire de chacun, car alors le retour sur les présupposés de l’observateur est donné dans le processus de recherche lui-même.
Un livre peut être déplacé de son aire culturelle de référence dans un autre espace soit sous sa forme originelle soit en tant que traduction. Un déplacement dans la langue de rédaction suppose que le contexte de réception soit familiarisé avec cette langue, sans quoi le livre mène une existence purement virtuelle et n’a pas de lecteurs. La traduction a en général un impact beaucoup plus large car elle correspond à une nouvelle rédaction du livre, dans un habillage lié au nouveau contexte de réception. Le transfert d’un livre par sa traduction pose des problèmes de divers ordres. D’abord il y a des problèmes linguistiques. Au XVIIIe siècle l’allemand est une langue si peu connue qu’il semble impossible de confier la traduction d’un ouvrage dont les revues ont déjà mentionné l’importance à un seul traducteur. Certes il y a des exceptions comme celle du Baron d’Holbach, auteur d’un Système de la nature qui publie en version française plusieurs traités allemands de minéralogie ou de chimie destinés à enrichir les références de l’Encyclopédie. Certains Allemands ayant longtemps vécu en France se sentent suffisamment versés dans la langue française et mus par une conviction suffisante de l’importance de l’auteur à faire connaître pour s’engager seuls dans une traduction. Mais le plus souvent les traductions sont engagées par deux personnes l’un, un Allemand installé à Paris, pour rendre le sens du texte, l’autre un Français maîtrisant bien le style, pour donner à la version mot à mot une bonne forme stylistique. Nombre d’œuvres du XVIIIe siècle allemand ont ainsi été traduites par une association de deux personnes. Cette association implique une préférence pour un certain style de traduction vidant à modifier les caractéristiques du texte pour le rendre plus acceptable aux lecteurs du contexte de réception. Un autre type de traduction, en général plus tardif, visera ensuite à faire pénétrer dans le contexte de réception, pour l’en enrichir, les spécificités métaphoriques ou linguistiques de l’original. Dans la première étape de pénétration d’une littérature étrangère dans un nouvel espace, le rôle de médiation dévolu aux traducteurs est essentiel. Non seulement ils décident quel livre sera traduit, mais encore ils prennent des risques financiers puisque leur paiement dépendra directement du débit de l’ouvrage qu’ils assurent eux-mêmes.
S’intéresser aux transferts culturels c’est privilégier l’observation de la circulation transnationale des œuvres et des doctrines mais aussi s’arrêter à l’ensemble des médiations qui permettent cette circulation : les traducteurs, les maisons d’édition, les collections de livres, les enseignants, les disciplines, les relais sociaux de tous ordres. L’appropriation débouche sur des œuvres qui ne sont pas des copies mais des productions autonomes, enrichies, toutefois, de racines et de filiations qui remettent profondément en cause la linéarité des historiographies nationales. La question des transferts culturels invite à réécrire l’histoire des littératures nationales et celle des sciences humaines. Les histoires littéraires esthétiques ou philosophiques enfermées dans des espaces strictement nationaux sont devenues obsolètes et il convient de leur substituer des configurations plus complexes. On peut aborder cette question au niveau des œuvres mais aussi à celui des considérations esthétiques qui permettent de les comprendre et de les évaluer. L’esthétique n’est pas plus nationale que l’œuvre elle-même, mais cette assertion exige une patiente reconstruction de filiations transfrontalières souvent en opposition aux cadres intellectuels les plus établis. Dans un espace englobant l’Italie, la France, la Russie et l’Allemagne, il faut mettre en évidence ce qu’on pourrait appeler des généalogies transversales. Étudier des œuvres suppose de plus en plus qu’on étudie en même temps le cadre scientifique d’interprétation dans lequel elles s’insèrent, celui qui permet d’y accéder et les construit. Or ce cadre ne peut être réellement perçu qu’à travers une histoire des sciences humaines. De l’histoire des philologies à celle de l’anthropologie en passant par les études littéraires, l’esthétique, les orientalismes, l’anthropologie, la philosophie ou l’historiographie l’enquête sur l’émergence et le devenir des sciences humaines dans un contexte transnational est un objet privilégié des recherches sur les transferts culturels. L’équipe examine le rôle des imbrications transnationales et notamment franco-allemandes dans la constitution des savoirs et des disciplines pour une époque allant du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle. Partant du cadre franco-allemand elle s’efforce d’appliquer les méthodes mises au point à d’autres espaces plus lointains et extérieurs au cadre européen.