L’histoire transnationale des sciences humaines est un fil directeur essentiel des recherches conduites au sein de l’équipe Transferts culturels.
Au sein de l’UMR 8547 nous appliquons plus particulièrement mais pas exclusivement, la notion de transfert culturel à des configurations et des formes de resémantisation impliquant l’espace germanophone. Le terme de culture est lui-même employé dans une acception liée à l’histoire intellectuelle allemande, de Herder aux néo-kantiens. Initialement développée au sein des études germaniques, la notion de transfert culturel a rencontré un écho particulièrement favorable dans d’autres disciplines des sciences humaines (histoire, philosophie, archéologie). Conjointement avec les historiens de l’ENS et l’Université de Leipzig, nous avions organisé en 2014 le Congrès Européen d’Histoire Transnationale. Ce congrès a renforcé la coopération avec les historiens de la culture de l’Université de Leipzig C’est en collaboration avec eux qu’a été récemment publié un bilan des travaux conduits dans le domaine : Intercultural Transfers and Processes of Spatialization. Leipziger Universitätsverlag 2022.
Perspectives
Environ 12 fois par an se tient un séminaire faisant le point sur les recherches en matière de transferts culturels. Il est coorganisé par des chercheurs de l’équipe et des partenaires de l’université de Leipzig, utilise systématiquement trois 3 langues et les contributions sont accessibles en ligne ou au moins sous forme de résumés substantiels.
Ce séminaire est lié au programme doctoral avec l’Université de Leipzig accepté par l’Université franco-allemande prévoyant la mobilité à partir du semestre d’été 2023 de 7 doctorants de France en Allemagne ou d’Allemagne en France.
Les travaux illustrant cet axe paraissent souvent dans les volumes d’un ouvrage à suite qui paraît à CNRS éditions deux fois par ans depuis 1994, Revue germanique internationale, et est principalement nourri des travaux de l’équipe et de ses associés.
Travail théorique sur la culture : une généalogie des philosophies de la culture dans le champ allemand au XXe siècle
Les grandes catégories philosophiques sont scrutées dans la perspective de tensions, d’échanges et de reformulations entre traditions nationales. Charlotte Morel a co-dirigé un ouvrage en deux volumes paru chez Garnier en 2022 La Perfectibilité de l’homme. Les Lumières allemandes contre Rousseau : L’Aufklärung a été sensible aux tensions du concept rousseauiste de perfectibilité tout en l’accueillant dans un contexte propre à susciter des déplacements. Le souci de mesurer ces déplacements théoriques et sémantique est au point de départ d’une vaste anthologie (1500 p.) intégrant des auteurs peu connus et des textes célèbres.
A travers une approche qui conjoint histoire des idées et épistémologie des sciences humaines, le projet mené par Servanne Jollivet en vue de son habilitation à diriger les recherches vise à repérer et identifier les mutations et déplacements liés au « tournant culturaliste », entraîné par l’émergence des théories et sciences de la culture allemandes au XXe siècle. Ce travail théorique laisse entrevoir un écheveau de questionnements qui sont au cœur des réflexions déjà menées par cette équipe, que ce soit à travers la question du renouvellement de la question identitaire, de la transculturalité, qui scelle également les limites de toute approche culturaliste ; les questions conjointes d’une possible « naturalisation »/universalisation de la culture ; et, par extension, celle du critère permettant de fonder le partage nature/culture, sur laquelle s’est jouée l’unité même des sciences humaines tout au long du XXe siècle, voire de son possible dépassement. L’enjeu est d’éclairer les jalons méthodologiques et épistémologiques des théories et réflexions sur la « culture », ainsi que les mutations disciplinaires, liées à l’émergence de nouveaux champs d’investigation, à la croisée de l’histoire culturelle, de la sociologie de la culture, de l’herméneutique ou encore de l’anthropologie, domaines éminemment représentés dans la recherche sur les transferts. Un premier pan de ce travail vise à la reconstitution minutieuse du contexte d’émergence des philosophies de la culture dans la première moitié du XXe siècle, qui permettra d’avoir une vue d’ensemble des principales orientations théoriques (phénoménologique, vitaliste, néokantienne, etc.) impliquées dans ce tournant.; la question de l’autonomie des approches culturalistes ; ou encore celle du pluralisme et du relativisme culturel, autant de réflexions théoriques qui viennent nourrir les travaux menés au sein de cette équipe.
Perspectives
Outre les projets signalés plus haut qui se poursuivent au-delà des résultats d’étape signalons que Caterina Zanfi, spécialiste de Bergson et plus encore des relations entre Bergson et l’Allemagne (Bergson et la philosophie allemande, 2013) ou de Bergson et la guerre ( Bergson, l’Allemagne, la Guerre de 1914, 2014) coordonne un projet sur la présence globale de Bergson dans le monde philosophique (Global Bergsonism Research project). Elle est présidente du bureau de la société des amis de Bergson. Avec Frédéric Worms elle est responsable de la revue Bergsoniana. Elle a publié en 2020 une édition de La pensée et le mouvant accompagnée d’une présentation.
A la suite d’un séjour de recherche à l’Université de Wuppertal elle participe à un très vaste projet international d’histoire des philosophies européennes envisagées du point de vue de leurs imbrications. Ce fil directeur l’a conduite a publier de nombreux articles et son livre sur la philosophie et la guerre. C’est aussi à travers le prisme de déplacements européens multiples qu’elle envisage la Lebensphilosophie. Outre ses recherches concernant Bergson elle a également en chantier des recherches sur Scheler, Simmel et l’anthropologie philosophique.
Anthropologie
Récemment l’attention des chercheurs de l’équipe s’est plus particulièrement portée sur l’œuvre de Franz Boas, fondateur allemand de l’anthropologie américaine inspiré notamment par Grimm et Humboldt. Un livre sur Franz Boas a été publié et un choix de ses écrits principaux (Isabelle Kalinowski et Camille Joseph) est paru en 2017 sous le titre Anthropologie amérindienne. Cette réintroduction de Franz Boas dans le champ de l’anthropologie correspond à un tournant des recherches sur l’épistémologie de la discipline.
Publié en 2022 un essai d’Isabelle Kalinowski et Camille Joseph intitulé La parole Inouïe : Franz Boas et les textes indiens (Paris, Anacharsis) apporte un éclairage théorique sur les liens étroits entre linguistique et anthropologie, entre répertoire des textes et transmission d’une culture. Cet ouvrage se propose d’élucider les méthodes de travail de Boas en se focalisant sur l’attention portée à la transcription puis à la traduction du matériau collecté : comment entendre, comprendre, transcrire et traduire des langues et récits de tradition orale ? Comment, au fond, s’est construit un vaste matériau ethnographique textuel et matériel – dont Claude Lévi-Strauss entre autres a su maintes fois tirer parti ? Ce sont ici, autour de questions fondatrices, les contours d’une autre anthropologie possible qui sont esquissés.
Rattachée pour deux ans à notre équipe dans le cadre d’une bourse postdoctorale de la fondation Humboldt Annika Haß a codirigé un volume collectif Wilhelm Wundt et la naissance de l’anthropologie (RGI 35-2022). Professeur de psychologie à l’université de Leipzig, Wilhelm Wundt (1832-1920) n’a pas seulement dirigé la thèse d’innombrables étudiants qui ont fondé, sur son modèle, des instituts de psychologie expérimentale à travers le monde. Figure centrale de l’histoire des sciences humaines et sociales au tournant du XIXe et du XXe siècle, il a aussi contribué par sa Psychologie des peuples, à l’émergence de l’anthropologie comme discipline. Le volume vise à explorer le rôle controversé de la psychologie des peuples, les liens qu’elle entretient, entre autres, avec la psychologie expérimentale, l’ethno-anthropologie, les sciences historiques, l’histoire des mythes et des religions. Auteur d’une œuvre gigantesque complétée par un ensemble de manuscrits encore peu étudiés, Wilhelm Wundt a autant marqué de son empreinte la sociologie française (Durkheim) que l’ethnologie germano-américaine (Franz Boas). Le souci de s’en démarquer (Husserl) était à tout le moins le signe d’une lecture attentive. Il a su démontrer, parfois à son corps défendant, que l’histoire des sciences ne saurait être enfermée dans des cadres nationaux.
Perspectives
Plusieurs chercheuses du laboratoire sont impliquées dans le travail de l’Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie Bérose. Comme le suggère son titre, Bérose décline ce passé disciplinaire au pluriel, pour refléter la diversité, tout d’abord terminologique, des traditions savantes concernées, telles que l’ethnologie ou le folklore, la Völkerkunde et la Volkskunde des pays germaniques ou encore la demologia italienne, la laographie grecque et tant d’autres variations linguistiques et intellectuelles au sein d’une science de l’Homme qui a connu de très nombreuses transformations et évolutions dans le temps et dans l’espace, et dont les objets d’étude ont singulièrement changé au cours du XXe siècle. L’une des ambitions de Bérose est de produire une généalogie fine d’une science sensible a la diversité des contextes.
L’anthropologie correspond dans le domaine des pays de langue allemande à un ensemble de savoirs qu’il convient d’étudier à la fois dans leur déroulement temporel et dans les croisements disciplinaires qu’ils impliquent pour délimiter le champ de ce qui n’est jamais une discipline homogène et unique. On peut partir de la pluralité des cultures découverte au XVIIIe siècle par les auteurs d’histoires universelles, généralement liés à l’Université de Göttingen, qui tout en établissant une typologie des peuples imaginent parfois des hiérarchies. Ces débuts sont aussi ceux des mesures notamment des mesures de crâne sur laquelle un Blumenbach pense pouvoir fonder une typologie humaine. A partir de Kant la philosophie idéaliste a imaginé également un discours sur l’homme. Ce discours accompagne les grandes explorations, les expéditions de circumnavigation souvent liées à une exploration des races humaines, la découverte du nouveau continent ou des lieux oubliés de Sibérie. Pour explorer les peuples on peut passer par le biais de leurs langues, de leurs littératures, de leurs objets quotidiens qui servent de matériaux à des musées. Au XXe siècle il est bien évident que la période nazie a eu une incidence sur les théories anthropologiques et que les sciences humaines allemandes ont mis du temps à s’en remettre. Il est plus intéressant d’observer une nouvelle articulation avec une discipline voisine du domaine, l’anthropologie philosophique qu’il conviendra d’observer dans ses diverses variantes.
L’anthropologie des pays de langue allemande sera abordée à partir de plusieurs dizaines de notices consacrées à des grandes figures de la discipline, prise dans son extension large, ou à des figures de la vie intellectuelle allemande qui ont contribué à la définir. Isabelle Kalinowski et Carlotta Santini sont particulièrement impliquées dans le projet.
L’exploration de l’anthropologie allemande se poursuivra à travers les travaux que Charlotte Morel consacre à l’œuvre de Lotze en vue d’une habilitation. Lotze aborde de façon récurrente l’articulation psycho-physique comme problème scientifique et philosophique. Pourtant son grand traité Mikrokosmos, ne se réduit plus à cette approche : l’anthropologie psycho-physique n’est plus séparable d’une anthropologie culturelle. Lotze est philosophe et médecin, et à une époque où la philosophie doit repenser son articulation aux sciences empiriques, Mikrokosmos sera la dernière grande somme systématique explicitement conçue comme un exposé populaire porteur d’une conception globale de l’homme.
Ce volet anthropologique s’intègre dans le projet : « Des faits et des valeurs . La pensée de Lotze dans le creuset des disciplines : philosophie, psychologie, esthétique et anthropologie en Allemagne au XIXe siècle ». La question de ce qui fait sens y est philosophiquement directrice, et implique de se tourner vers des philosophies qui prennent pour principe la conscience du sujet dans la façon dont il attribuera ce sens à partir de son ancrage subjectif. La dualité des faits et des valeurs recoupe alors strictement les deux pôles du courant de l’idéal-réalisme. C’est par exemple sur cette base anthropologique que Lotze contribue à la psychologie esthétique, prégnante dans le second XIXe siècle.
Ainsi il ne sera pas question de séparer l’anthropologie philosophique (plutôt envisagée comme une alternative aux courants intellectuels dominants durant le XIXe siècle allemand) et l’anthropologie tout court, liée à l’histoire de l’art, à la philologie et à la muséographie.
A partir de ce projet, Charlotte Morel se penche également sur l’articulation entre sciences humaines et sciences de la nature, envisagées dans l’histoire de leur épistémologie et de leurs méthodes (lorsqu’elles émergent comme deux pôles, qui se constituent comme tels dans le dernier tiers du XIXe siècle). Dans ce cadre des colloques sont mis en place sur la question du vitalisme Une journée a été dédiée à l’exploration des croisements entre « Vitalisme et sciences de l’esprit » (Lyon, 15 mars 2018) ; d’autres journées seront également l’occasion de ce croisement, comme celles qui seront consacrées à la pluralité des « anti-vitalismes » et aux « réappropriations vitalistes ».
Charlotte Morel coorganise depuis janvier 2017, avec Christian Berner (université Paris- Ouest-Nanterre- La Défense) un séminaire dont le thème permet une collaboration étroite des deux composantes de l’UMR . Ce séminaire se centre majoritairement sur la pensée allemande ; il se propose d’explorer de grandes étapes de la constitution d’un concept philosophique de « sens » à partir de Kant, en interaction avec les grands courants culturels du côté des sciences humaines en développement.
Philologie
Les méthodes de la philologie classique allemande ont constitué un soubassement essentiel pour la définition de l’anthropologie et des disciplines qui s’y rattachent.
Des volumes rédigés en collaboration entre les deux équipes de l’UMR au début des années 2010 avaient montré la relation entre histoire de la phénoménologie et néo-kantisme et entre phénoménologie et philosophie dans l’histoire intellectuelle allemande (Michel Espagne et Pascale Rabault-Feuerhahn, Hermann Usener und die Metamorphosen der Philologie, Wiesbaden Harrassowitz, 2011 ; La philologie allemande, figures de pensée– RGI 14-2011 ; Histoire de la romanistique en Allemagne RGI 29-2014)
Sur cette base Pascale Rabault Feuerhahn a développé avec des chercheurs allemands et néerlandais un réseau d’étude des philologies alternatives qui a permis la création d’une série “Philological encounters”.
La philologie des langues romanes a longtemps été un creuset fondamental des théories littéraires dans les pays germanophones. Erich Auerbach, Karl Vossler, Leo Spitzer, Victor Klemperer ont parmi bien d’autres marqué des jalons dans l’histoire allemande de la théorie littéraire. L’histoire des philologies reste un des fils directeurs des travaux de l’équipe qui a souhaité consacrer plusieurs volumes de la Revue germanique internationale à cette question.
Par exemple en 2021 est paru un volume sur La philologie des langues germaniques anciennes qui demeure mal connue en France. L’étude des documents les plus anciens rédigés dans cette famille de langues (incluant le gotique, le scandinave ancien, le vieux-frison, le vieil-anglais, le vieux-saxon et le vieux-haut-allemand) a longtemps été considérée comme relevant principalement de la grammaire historique du germanique, voire de la grammaire comparée indo-européenne. Les travaux les plus récents accordent désormais plus d’attention au contexte culturel et historique qui a accompagné l’émergence de l’écrit vernaculaire dans les langues germaniques anciennes.
Autrice d’une thèse sur la figure de Dionysos chez Nietzsche, Carlotta Santini a publié depuis 2017 quatre ouvrages concernant Nietzsche et la philologie : « Le cas Homère » de Friedrich Nietzsche (2017) ; Nietzsche on Memory and History: The Re-encountered Shadow (2020) ; Ecrits philologiques: Tome 11, Histoire de la littérature grecque de Friedrich Nietzsche, Carlotta Santini, et al. (2021) ; Nietzsche’s Gods. Critical and constructive Perspectives, Russell Re Manning et Carlotta Santini ( 2022).
Perspectives
Utilisant les acquis de sa thèse mais allant bien au-delà Carlotta Santini a défini un champ de recherche qui devrait l’occuper pendant les années à venir et se situe au cœur des problématiques propres aux études germaniques. Il s’agit d’aborder la science du mythe dans l’Allemagne du XIXe siècle. La science des mythes correspond certainement à la partie la plus philosophique de la tradition philologique allemande. Elle contraint à aborder des personnalités aussi centrales que Friedrich Creuzer à qui l’on doit une monumentale Symbolique qui marqua tout le XIXe siècle européen. Elle implique l’analyse de notions aussi fondamentales pour l’histoire intellectuelle du XIXe siècle allemand que celle de « Ursprung ». Le cœur de la recherche engagée pourrait être constitué par une étude des mythologues allemands au XIXe siècle, en particulier l’Ecole de Göttingen, Christian Gottlob Heyne et Karl Otfried Müller. Sur cette base se greffent les travaux des historiens et philosophes des religions au début du XXe siècle, depuis l’Ausführliches Lexikon der griechischen und römischen Mythologie de Wilhelm Heinrich Roscher jusqu’à Der Glaube der Hellenen d’Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff.
Le mythe serait la première forme d’expression de la pensée de l’homme, donc sa première réaction à l’expérience du monde. C’est un langage qui exprime et signifie en restant dans une dimension iconique. Le mythe ne dit pas, il signifie. Il faudra pour cette raison étudier avec attention les nombreuses théories qui expliquent le mythe en recourant au symbole, à l’allégorie, à l’analogie. L’histoire de la philologie se rapproche ici de très près de celle de l’anthropologie allemande
L’intérêt ethnographique pour les peuples extra-européens, leurs mœurs et leurs coutumes, inclut aussi l’étude de leurs religions et traditions mythiques. Les anthropologues du XIXe siècle sont héritiers du modèle classique, hégémonique dans le système éducatif allemand. Ce n’est donc pas un hasard si le premier modèle auquel ces ethnologues se réfèrent celui de la mythologie grecque.
Un long séjour à Copenhague sur une bourse Marie Curie, source d’échanges entre l’UMR Pays germaniques et l’Université de Copenhague, a permis à Carlotta Santini d’intégrer à sa réflexion sur le mythe et la philologie une dimension scandinave.
Régulièrement abordée sous forme de petites monographies concernant les grandes figures de la discipline l’histoire de la philologie comme mode de pensée dans l’Allemagne des deux derniers siècles doit continuer à faire l’objet d’enquêtes.
La question des philologies alternatives, elle, a été abordée dans une série d’ouvrages sur la découverte allemande de l’Asie centrale ou des cultures du Caucase.
Histoire de l’art
Insérant l’histoire de l’art principalement dans le cadre des transferts culturels nous avions consacré un volume collectif à La part étrangère des musées (Pascale Rabault-Feuerhahn, RGI 21-2015). Que la création de musées se soit toujours inscrite dans des cadres dépassant les frontières entre pays, que leur évolution soit tributaire de circulations d’hommes, d’objets, sont des faits qui pourraient sembler triviaux. Mais à force de les tenir pour acquis, le risque est de finir par les éluder. Nous avions donc abordé les musées dans une optique résolument transnationale, afin de revenir sur ces évidences qui n’en sont plus dès lors qu’on les constitue en objets de recherche
Une approche transnationale a été également développée par Anne-Marie Thiesse pour l’étude des « colonies d’artistes » qui se sont constituées en Europe durant la période 1880-1914. Souvent étudiées dans un cadre national, d’autant que certaines furent les haut-lieux d’élaboration d’un « Art national », ces colonies d’artistes constituèrent en fait un réseau d’importants transferts culturels à l’échelle continentale, de Pont-Aven à Abramtsevo, de Gödöllö à Skagen (elles participèrent même à des transferts transcontinentaux puisque des artistes américains ou japonais furent partie prenante de ces expériences). L’expérimentation n’y fut pas seulement esthétique, mais elle concerna aussi le mode de vie, la médecine, la sexualité, la spiritualité, le rapport à la nature, la politique, l’économie. Le concept générique de Lebensreform a été associé aux plus célèbres de ces colonies comme Monte Verita en Suisse ou Worpswede en Allemagne.
Dans la suite un collectif a été publié dans la RGI en 2018 sur la Bibliothèque Warburg .C’est une analyse inédite en France qui était ici proposée : celle de la « Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg » (KBW) et du Warburg Institute londonien qui lui succéda, en tant que laboratoire exceptionnel d’idées et de méthodes, porté par une bibliothèque. De manière originale, elle ne se focalise donc pas sur l’œuvre et la personne d’Aby Warburg en tant que telles, mais appréhende la KBW comme creuset intellectuel et scientifique. Raisonner en termes de laboratoire – le qualificatif est employé par Warburg lui-même – permet de désigner la nature du travail et des enjeux que recouvre la KBW, à la fois espace physique et entité intellectuelle, « collection de problèmes » (Cassirer), institution académique, lieu de conférences, d’expositions, d’édition et aussi équipe de savants aux rapports complexes, avec André Jolles, Fritz Saxl, Gertrud Bing, Erwin Panofsky, Ernst Cassirer, Edgar Wind, Raymond Klibansky ou encore Alfred Doren. Il s’agit donc aussi de retracer comment ces derniers ont repris, déplacé ou réinterprété les questions matricielles de la bibliothèque comme l’élaboration d’une « science de la culture » à même de questionner les rapports entre mot et image et de saisir la « survivance de l’antique ».
Isabelle Kalinowski a édité un recueil de textes inédits en français de Carl Einstein, Vivantes figures (2019). Carl Einstein, en effet, n’est pas seulement un des premiers critiques d’art ayant livré dès les années 1910 une analyse percutante des arts sculptés d’Afrique et de la peinture cubiste. C’est aussi un théoricien extrêmement inventif qui, dans les essais qu’il avait l’intention de réunir dans une Esthétique expérimentale a livré les aperçus d’une pensée de la « vie » des œuvres et des modalités d’une animation de l’espace artistique. Inlassablement en dialogue avec des disciplines comme la psychologie, l’anthropologie et la sociologie, Einstein cherche à éclairer les conditions de possibilité d’une création qui, échappant à la répétition du donné, inaugure de nouvelles manières de métamorphoser les représentations et de « briser la standardisation causale du monde ».
Perspectives
L’histoire de l’histoire de l’art a été réinterrogée du point de vue d’une histoire transnationale des sciences humaines. Les travaux sur l’histoire de l’art dans l’espace germanique seront poursuivis notamment du point de vue de la perception des arts primitifs, des tentatives d’en établir l’histoire mais aussi du point de vue des savoirs archéologiques. L’histoire de l’art est en contiguïté avec l’esthétique. Nous avons poursuivi l’étude de l’esthétique notamment en Europe centrale et orientale au contact d’une science allemande marquée par l’idéalisme (Schelling) ou la psychologie (Herbart) et des contextes slaves, pragois ou moscovite. Deux aspects sont plus particulièrement à souligner l’anthropologie est liée à l’histoire de l’art et l’enquête sur l’approche des arts par Franz Boas et Carl Einstein doit se poursuivre. Un chantier concernant l’œuvre de Semper et en particulier son grand œuvre Le style a été mis en chantier. Un volume de la RGI avait été publié en 2017 sur Semper, coordonné par Isabelle Kalinowski
Le chantier prendra notamment la forme d’un volume collectif sur son œuvre et d’une traduction commentée de Der Stil.
Un séminaire consacré à la notion d’objet est régulièrement organisé par Isabelle Kalinowski en collaboration avec Caroline Van Eck de l’Université de Cambridge. Isabelle Kalinowski organise d’autre part en collaboration avec Mildred Galland Szymkowiak, philosophe à l’ENS, un autre séminaire consacré aux théories esthétiques. Le volet esthétique des activités de l’UMR pourrait s’enrichir après le rattachement d’une musicologue, Fériel Kaddour.
Orientalismes
Au cours de la décennie passée, le socle franco-allemand des études orientales a été abordé à partir de recherches consacrées à Silvestre de Sacy, fondateur des études arabes en France mais surtout en Allemagne où ses élèves ont occupé les principales chaires. Un ouvrage a été publié sur ce moment premier de l’orientalisme européen. Silvestre de Sacy, Le projet européen d’une science orientaliste (Cerf 2014, réédité en 2016).
On a ensuite abordé l’orientalisme comme science transnationale, à forte composante germanique, durant la période suivante, des années 1840 jusqu’à l’Entre-deux-guerres. Un fort pourcentage des grands orientalistes germanophones sont des Juifs (Vambéry). On a étudié tout particulièrement l’application de cet orientalisme germanique sur le terrain de l’Asie Centrale (expédition de Turfan, Albert Grünwedel, Albert, Aurel Stein, etc.) dans le cadre d’un colloque organisé à Samarkand et qui a servi de point de départ à un ouvrage sur les transferts culturels le long de la route de la soie, paru en 2016 (Michel Espagne, Svetlana Gorshenina, Frantz Grenet, Dhahin Mustafayev, Claude Rapin (éds), Asie centrale. Transferts culturels le long de la Route de la soie, Paris, Vendémiaire, 2016).
Un éclairage particulier (colloque et publication) a été consacré par Pascale Rabault-Feuerhahn à l’œuvre du sanscritiste Antoine-Léonard de Chézy, qui par bien des aspects s’intègre dans l’histoire du romantisme allemand. Elle a co-dirigé un ouvrage sur son œuvre Le sanctuaire dévoilé: Antoine-Léonard Chézy et les débuts des études sanskrites en Europe, 1800-1850, Paris BNF, 2019.
Il convient de ranger parmi les contributions à l’histoire de l’orientalisme un ouvrage portant sur les peuples et langues du Caucase : Michel Espagne, Hamlet Isaxanli, Shahin Mustafayev, La Montagne des langues et des peuples. Imbrications et transferts dans l’espace du Caucase, Paris, Démopolis 2019. L’accent a été mis notamment sur les descriptions allemandes du Caucase.
Perspectives
C’est toujours à l’histoire de l’orientalisme que Pascale Rabault-Feuerhahn a consacré son HDR qui a été soutenue en 2021. Son attention s’est particulièrement concentrée sur l’histoire des congrès d’orientalistes qui permet d’obtenir une vue très large sur la discipline. Ce travail devrait donner lieu à un livre en 2023.
Le livre sur les cent ans de congrès internationaux découle tout naturellement des documents accumulés et qui ont donné lieu à des publications d’étape. L’objet est tellement large, notamment si l’on veut préserver soigneusement sa dimension transnationale, qu’il ne faut pas rendre le travail prématurément accessible car il s’agira à l’évidence d’une reformulation de tout ce qu’on peut entendre par orientalisme. Le dossier soumis à l’occasion de l’HDR en présentait les contours et la substance.
Le second volet du projet de Pascale Rabault-Feuerhahn n’est pas moins ambitieux mais a un aspect plus directement orienté vers la diffusion du savoir. La question de l’histoire des fonds de manuscrits orientaux est aussi, comme l’indique la description du projet, une histoire de Paris, se situe au point de convergence de l’histoire de la capitale au sens que Christophe Charle donne à ce terme et de l’histoire d’une discipline. La contemporanéité du projet avec l’ouverture d’une série de portails mettant en valeur les collections de la BNF comme le portail France-Vietnam ou le portail des Indes est révélatrice d’une curiosité globale que le projet a bien perçue. Les documents ont en effet leur histoire propre, indépendamment des savoirs qu’ils contiennent et des capacités qui existent de les déchiffrer. Ils avaient et ont toujours la valeur d’appel à l’investigation scientifique.
Pascale Rabault-Feuerhahn a en outre une activité dans le master d’histoire transnationale avec un cours régulier sur l’histoire des orientalismes, elle co-organise le séminaire sur les transferts culturels. Ayant participé à la mise en place d’un réseau international de chercheurs dédié à l’histoire critique et transnationale de la philologie, se consacre enfin aux articulations de l’anthropologie et de la philologie.
Des thèses peuvent être rattachées à ce sous-axe, celle d’Emmanuele Giusti, Les ruines de Perse dans la culture européenne du XVIIIe siècle (thèse soutenue en 2021), celle de Marjan Tajeddini, Pour une histoire franco-iranienne du modernisme pictural dans les années 1950-1970 ou encore, celle de Meriç Tanik, Réinterpréter l’Occident : circulations culturelles et institutions éducatives à Constantinople.
Africanisme
L’élargissement du spectre des études orientales nous conduit à aborder l’histoire allemande de l’africanisme. La perception d’un Frobenius, qui distingue des Africains « plutôt français ou plutôt allemands », marque clairement le rôle de miroir des tensions européennes que joue l’Afrique. Les pérégrinations africaines des principaux représentants de l’Africanisme allemand (Heinrich Barth, Daniel Westermann, Carl Meinhof) commencent à être connues. Il est aussi primordial de faire apparaître les apports africains eux-mêmes à l’africanisme : il faut mettre en lumière les transformations qu’ils opèrent sur l’auto-perception européenne, à la manière dont le livre de Cheikh Anta Diop (Nations nègres et culture, 1954), véritable séisme renforcé par la publication de Black Athena (1985-2006) a obligé à envisager une histoire alternative des références classiques. Une enquête a été menée, dans ce cadre, sur le rôle tenu par les informateurs africains dans la constitution d’un discours sur l’Afrique. Deux ouvrages collectifs ont vu le jour au milieu des années 2010, en coopération avec les universités de Leipzig, Sarrebruck et Yaoundé. (Afrikanische Deutschland-Studien und deutsche Afrikanistik, Würzburg Königshausen & Neumann, 2015 ; Transferts de savoirs sur l’Afrique, Paris Karthala, 2015)
Perspectives
Nous avons d’autre part engagé une collaboration avec les germanistes de l’Université de Yaoundé I (Cameroun) visant à mettre en regard l’africanisme européen et une perception spécifiquement africaine de l’histoire littéraire allemande. Deux doctorantes camerounaises sont venues à l’ENS durant le semestre d’hiver 2022. Nous avons pu recevoir un collègue africain durant un mois. La collaboration avec l’Université de Yaoundé est destinée à se poursuivre durant le prochain contrat, autour notamment de la thèse d’une postdoctorante allemande, qui a écrit sa thèse dans le cadre de l’unité, thèse consacrée à la part relative des productions en sciences humaines d’Africains en France et en Allemagne. Ce dernier travail partiellement publié Bibliotheksdaten, Kulturtransfer und Digital Humanities: Zu einer Methodik bei der Untersuchung transregionaler Zirkulationen akademischer Literatur afrikanischer Autoren de Ninja Steinbach-Hüther (2020) doit donner lieu à de nouvelles publications.
Signalons aussi la thèse récemment soutenue (2019) d’un étudiant de Yaoundé, Saturnin Bouye, Langage, forme des danses et création plastique au Sud Cameroun.